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Mai 2021, Le regard surpris et étonné des Français sur les réalités de l’agriculture de leur pays

A l’occasion de la semaine de l’agriculture, BVA, le Crédit agricole et #AgriDemain ont réalisé une enquête pour faire le point sur l’image des agriculteurs auprès des Français et la manière dont celle-ci a évolué depuis la dernière enquête de 2015

Les communications et prises de paroles engagées par les agriculteurs pour expliquer la réalité de leur métier portent leurs fruits :
71% des Français ont une très bonne opinion de l’agriculture alors qu’ils n’étaient que 59% il y a 6 ans. Et 77% reconnaissent que les agriculteurs ont joué un rôle plutôt ou tout à fait essentiel pendant la crise du Covid.

Une agriculture qui répond de mieux en mieux aux attentes de l’opinion…
52% des Français considèrent que l’agriculture a connu une évolution positive au cours de ces 5 dernières annéesCircuits courts, qualité sanitaire, prise en compte de l’environnement dans les modes de production, bien-être animal et suivi sanitaire des animaux… Une large majorité de Français (60% et +) considère que toutes ces dimensions ont évolué en bien en 5 ans.

…en particulier dans le domaine de l ‘environnement :
Alors que les agriculteurs se sentent parfois interpellés dans leur façon d’exercer leur métier, ce sondage montre qu’une large majorité des Français reconnaît leur rôle dans la bonne préservation du territoire et considère qu’ils se soucient pleinement des effets sur l’environnement et du respect de la biodiversité lors du choix de leurs modes de production. Ainsi, 6 Français sur 10 , considèrent aujourd’hui que les modes de production des cultures végétales sont conduits de manière raisonnée (+ 22 pts vs 2015) plutôt que de manière intensive (-20 pts vs 2015). S’ils ont le sentiment (à 54%) que les prix payés aux agriculteurs ont plutôt mal évolué au cours de ces 5 dernières années, 7 Français sur 10 croient dans les innovations pour arriver à concilier préservation de l’environnement et revenu correct pour les agriculteurs.

Mais une agriculture dont les réalités sont mal connues et étonnent les Français !
Même s’ils imaginent plutôt bien connaître le métier d’agriculteur, 59% des Français ont toujours le sentiment de ne pas connaître les modes de productions végétales ni les conditions dans lesquelles les animaux sont élevés pour 50%.
Quand on leur expose à 22 réalités  relatives à  l’agriculture et au métier d’agriculteur, une très large majorité (de 65% à 83% selon !) les ignorent, tant sur le plan des modes de production que du rôle des agriculteurs dans le domaine économique & territorial. Et se déclarent positivement étonnés par la plupart des informations qu’ils découvrent grâce au sondage !

D’ailleurs, si on leur en donnait l’occasion, 9 Français sur 10 aimeraient pouvoir échanger avec des agriculteurs. Ceci en les rencontrant sur leurs exploitations, lors d’achats en circuits courts ou aussi via les réseaux sociaux pour les plus jeunes.

De nombreux défis posés à l’agriculture pour les 10 ans à venir :
Préserver durablement la capacité à produire, assurer des prix garantis aux agriculteurs, distribuer au plus près des consommateurs, maintenir la qualité sanitaire tout en assurant la souveraineté alimentaire… 5 enjeux sélectionnés dans des proportions proches (entre 41% et 48%) par les Français lorsqu’on les interroge sur les défis de l’agriculture pour les 10 ans à venir.

Et s’ils  devaient choisir entre deux options :

  • Près de 8 Français sur 10 privilégieraient une agriculture qui assure la souveraineté alimentaire du pays plutôt qu’une agriculture compétitive à l’export.
  • 78% préfèreraient des produits alimentaires non Bio mais issus du local plutôt que des produits Bio importés.
  • Conscients des difficultés financières des agriculteurs, 73% seraient prêts à payer quelques centimes de plus pour avoir accès à des produits français plutôt que privilégier le meilleur prix quel que soit la provenance.

Des résultats qui témoignent de l’attachement des Français à  un modèle agricole et alimentaire résilient. C’est-à-dire à la fois durable dans sa capacité à produire pour assurer souveraineté alimentaire et  qualité sanitaire, davantage relocalisé et plus juste pour les agriculteurs. 

Peurs et colères dans l’assiette : l’agroalimentaire, un sujet sensible

Par Didier Heiderich, président de l’Observatoire International des Crises, directeur général de HEIDERICH Consultants *

Probablement née au néolithique, avec la sédentarisation, l’élevage, l’agriculture et l’industrie alimentaire ont été conçu comme un progrès permanent au fil des siècles. Leur essor a cependant connu un bon en XIXe siècle avec la mécanisation de l’agriculture, l’hybridation et des inventions majeures comme la stérilisation thermique en conserverie . A partir des années 1940, l’agriculture progresse à grand pas notamment avec les engrais et les pesticides industriels.

« Mais alors qu’au XXIe siècle le consommateur est assuré comme jamais dans l’histoire d’une sécurité et d’une sûreté alimentaire, alors que l’élevage, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ne cherchent qu’à se moderniser, cette même modernisation conduit à une défiance de plus en plus grande des publics »

Des crises qui ont jeté l’opprobre sur l’industrie alimentaire

C’est au début des années 1960, dans un occident où la surproduction et l’industrialisation ont mis fin aux grandes peurs alimentaires, assuré le consommateur de la qualité des aliments, que les opinions sont convoquées par les méthodes et excès de l’industrie alimentaire. Ainsi, la journaliste et biologiste Rachel Carson dénonçait en 1962 les méfaits du DDT son livre explosif « Le printemps silencieux » qui a conduit à son interdiction 10 ans plus tard a changé la perception de l’opinion sur une agriculture et jeté l’opprobre sur l’industrie phytosanitaire.

« L’industrie de transformation a également connu des crises majeures. On peut se souvenir en 1981 du scandale de l’huile de colza frelatée qui causera la mort de plus de 1 200 personnes »

C’est septembre 1985, qu’un rapport émanant du laboratoire vétérinaire du secrétariat d’Etat britannique de l’Agriculture signale l’apparition d’une maladie chez quelques bovins au Royaume-Uni, diagnostiquée formellement comme des cas d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB)[1] qui a conduit en 1989 à la crise dite de « la vache folle ». Cette crise, hors norme, ne se limitait pas au risque sanitaire qui était contenu, mais interrogeait également éthique pour des consommateurs qui découvraient ahuris l’introduction de farines animales dans l’alimentation des bovins.

L’écart croissant entre la perception du consommateur et la réalité du monde agricole

Si la méfiance des consommateurs envers l’industrie agroalimentaire n’est pas nouvelle, aujourd’hui elle s’accompagne d’une méconnaissance du monde agricole avec lequel un fossé se creuse. Notamment s’est développée une vision nostalgique de l’agriculture qui voudrait que des savoirs ancestraux seraient à redécouvrir alors que le monde agricole souffre d’un manque de reconnaissance et de difficultés économiques. Plus l’opinion est distante du monde agricole, plus elle l’accuse et dénonce des agriculteurs qui s’éloigneraient des valeurs ancestrales. Plus l’opinion est éloignée du monde agricole, plus elle lui explique qu’il devrait travailler autrement.
Ce nouveau romantisme ignore les grandes peurs, les croyances et l’insécurité alimentaire qui faisait le quotidien des consommateurs jusqu’au XXe siècle : dévastation des récoltes par les maladies et les parasites, aléas alimentaires, consommation d’aliments contaminés – nous pouvons nous souvenir de la sentence de Parmentier « la mauvaise salaison a fait périr plus d’hommes que les naufrages et la guerre » -, ravages de l’ergot du seigle, mort du bétail par épuisement due aux longues marches des animaux vendus sur pied pour être abattue dans les pôles urbains (une des inquiétudes qui a conduit Louis XVI à une ordonnance), épizooties liées au commerce dans toute l’Europe des bœufs avec la peste hongroise qui a tué 30 000 bêtes entre 1713 et 1714, les rumeurs comme celle dite « du pain à la reine » à l’origine des assises du pain en 1669, les craintes autour de transformations frelatées avec des soupçons, justifiés, concernant les pâtés en croute – fast food du Paris du XVIe siècle – qui a conduit à un encadrement sévère des pratiques, sans compter la méfiance concernant tout aliment nouveau .

« Ce nouveau romantisme, qui voudrait que des savoirs ancestraux seraient à redécouvrir, ignore les grandes peurs, les croyances et l’insécurité alimentaire qui faisait le quotidien des consommateurs jusqu’au XXe siècle : dévastation des récoltes par les maladies et les parasites, aléas alimentaires, consommation d’aliments contaminés et nous pouvons nous souvenir de la sentence de Parmentier « la mauvaise salaison a fait périr plus d’hommes que les naufrages et la guerre »

Des attentes de plus en plus fortes des consommateurs

Dans ce contexte ancestral de défiance, les consommateurs ont des exigences croissantes et l’industrie alimentaire s’est adaptée pour les prendre en considération : exigences religieuses (produits halals ou cachère), culturelles (véganisme), de santé (les alicaments), d’accès au produits « bio » et équitables, aux produits authentiques sans pesticides ou dépourvus d’additifs alimentaires, à l’exemple du très controversé oxyde de titane. Le consommateur exige également une agriculture sans OGM avec un impact limité sur l’environnement, tout en se souciant du bien-être animal, notamment concernant les conditions d’élevage et d’abatage des animaux. Nous pouvons ajouter l’origine des produits avec un militantisme politique qui vient bouleverser la donne et une intrusion politique de plus en plus fréquente dans le quotidien (Maroun, Proto) parfois sans prévenir, au nom des valeurs et us et coutumes sous fond nationaliste. Sans compter que ces exigences s’accompagnent d’une volonté d’accéder à des prix bas.

« Il y a un ensemble d’exigences qui s’accompagne d’un radicalisme croissant et il est de plus en plus fréquent de voir des actions coups de poing parfois violentes »

Cet ensemble d’exigences s’accompagne d’un radicalisme croissant et il est de plus en plus fréquent de voir des actions coups de poing : faucheurs d’OGM, actions dans les supermarchés, menaces de la part de la franche extrémiste des végans qui de plus en plus se livrent à des saccages de boucheries ou encore à la projection de faux sang sur les clients de restaurants.
En conclusion : une cartographie des risques à modifier
La cartographie des risques alimentaires s’enrichie chaque jour de nouvelles menaces. Si les risques pour la santé sont ancestraux, se nourrir est devenu un acte militant et souvent politique qui pèse de plus en plus dans la balance des choix de consommation, voire dans la volonté que peuvent avoir les uns de soumettre les autres à leur propre choix. L’agriculture et l’industrie agroalimentaire n’ont plus d’autres choix que de connaitre leurs vulnérabilités face à ces risques sociaux, militants et politiques qui pèsent sur eux dans leurs évolutions et stratégies plutôt que de tenter de défendre des positions qui sont déjà intenables.

DH
* HEIDERICH Consultants est une société de conseil en gestion de crise spécialiste de l’agroalimentaire

Biotechnologies et communication sensible, le cas de l’édition génomique CRISPR/Cas9

Le cas de l’édition génomique CRISPR/Cas9

Didier Heiderich, octobre 2019

Eblouis par les promesses de l’IA qui hantent les médias, convoquent notre imaginaire et masquent de nombreuses avancées scientifiques, une révolution de l’ingénierie génétique est en train de se produire tout en restant – relativement – confidentielle : l’édition génomique.

La révolution dont nous parlons porte dans la communauté scientifique l’énigmatique nom de CRISPR/Cas9, pour « Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats »[1]. Il s’agit de « ciseaux génétiques » qui permettent de cibler une zone précise d’une séquence ADN, en la coupant ou en insérant une séquence souhaitée. Cette capacité à « éditer le génome » suscite d’immenses espoirs et tout autant d’inquiétudes, d’autant plus qu’elle a pour seule limite l’imagination des chercheurs.

Alors que cette révolution biologique défile sous nos yeux, nous proposons de nous interroger sur les progrès scientifiques sujets à controverse, les dynamiques sociologiques qui se jouent et la communication sensible qui les accompagne.

L’édition génomique CRISPR : de l’euphorie aux polémiques

Avant de continuer, saluons deux femmes parmi celles et ceux à l’origine de ce bond vertigineux que représente CRISPR/Cas9 : Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna qui ont fait connaitre leur découverte dans un article remarqué paru dans la revue Science en 2012, « A programmable dual-RNA-guided DNA endonuclease in adaptive bacterial immunity. ».

Cette technique représente un immense espoir pour la communauté scientifique, d’abord pour son universalité, sa facilité d’usage et son faible coût. Elle promet de traiter un grand nombre de pathologies d’origine génétique ou virale, et les premiers résultats sont prometteurs, même si CRISPR exige encore d’être sécurisé

De ce point de vu, CRISPR pourrait avoir tout pour plaire, d’autant plus que lorsque l’on évoque la thérapie génique, celle-ci est connotée positivement, particulièrement en France où le téléthon, destiné à trouver des fonds pour la lutte contre les maladies génétiques rares, rencontre un vif succès et mobilise le pays sur tout le territoire et ceci depuis 1987. Mais ce constat est relativisé par les risques de CRISPR liés à la facilité de sa mise en œuvre (dérives, bioterrorisme, biohacking, etc.[2]) ou encore la modification génétique d’animaux et la production de plantes génétiquement modifiées et les polémiques qu’ils suscitent.

Dynamique sociologique des avancées scientifiques, controverses et communication sensible

Toute avancée technologique fait l’objet d’une dynamique qui s’enclenche depuis sa découverte jusqu’à sa normalisation, que nous pouvons résumer en 7 étapes clés : émergence, divergences, controverses, polémiques, mobilisation politique, normalisation avant d’éventuels rebondissements.

Et chaque étape pose la question de la modification de l’espace de référence dans lequel se situe l’argumentation sur l’objet scientifique : nous avons affaire à l’intrusion de nouveaux acteurs, de nouveaux publics, de questions inédites et d’événements qui changent considérablement la donne communicationnelle et décident de l’avenir d’une découverte.

CRISPR n’échappe pas à ce questionnement ou encore à l’intrusion d’événements qui perturbent son développement, à l’exemple d’expériences menées en Chine qui franchissent la ligne jaune déontologique avec l’expérimentation humaine. Dès l’émergence d’une technologie la communication devrait s’emparer de sa dynamique sociale, même si cette proposition se heurte à l’inconnu de l’évolution de la technologie et à un espace de référence mouvant, instable et imprévisible. Pour l’Observatoire socio-informatique en santé environnementale de l’Anses[3] « cela implique de concevoir les processus d’acceptation ou de contestation à partir de la série complète des épreuves ou des événements marquants au cours desquels les protagonistes sont conduits à réviser leurs options et à prendre acte de points de basculement[4]»[5]

Fig. 1 – Dynamique sociale de l’introduction d’une nouvelle technologie en 7 étapes clés[6]

A chaque étape l’espace de référence est modifié

  1. Emergence. Dans sa première étape, les résultats d’une recherche, mêmes rendus publics, restent confinés dans la communauté scientifique qui valide ou remet en cause les travaux. Concernant CRISPR/Cas9, l’article d’Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna dans Nature était suffisamment documenté pour aboutir immédiatement au consensus scientifique : lors de vraies découvertes, c’est généralement le cas.

Toujours est-il que le moindre doute émit à ce stade alimentera des controverses futures en même temps que certains affirmeront que tout ceci était orienté dès le départ, remettant en cause le protocole, la finalité ou le statut même de l’auteur des travaux.

  1. Divergences. Dans une seconde étape, la technique se diffuse dans les laboratoires qui réalisent de nouveaux essais et produisent les publications scientifiques qui les accompagnent. Avec ces essais complémentaires de nouvelles hypothèses sont émises faisant apparaitre des divergences scientifiques. A ce stade, ces controverses sortent rarement d’un cercle scientifique restreint. Ici encore, ces divergences serviront plus tard d’arguments pour contester l’avancée scientifique ou technique : c’est dès la genèse d’une technologie, et encore plus dans le domaine du vivant, que les opposants trouveront des sujets polémiques. Concernant le CRISPR/Cas9, ils portent sur les aléas de la méthode, les dangers de son application sur l’humain et les questions éthiques. C’est au stade des divergences que l’introduction d’une nouvelle biotechnologie peut connaitre un premier turning point[7], c’est-à-dire un changement court, ayant des conséquences, qui réorientent le processus d’acceptabilité d’une nouvelle technologie par la communauté scientifique et le corps social
  2. Controverses. Avec les controverses, l’opinion fait son entrée dans des débats qui était jusqu’ici factuels, cantonnés au travail scientifique et à la prospective. Dans ce même temps, les industriels s’emparent de la nouvelle technologie prometteuse et les controverses sur ses usages se multiplient, tout comme les questions éthiques, politiques et financières. Pour Patrick Gaudray, directeur de recherche au CNRS et membre du Comité National d’Ethique (CCNE), avec CRISPR/Cas9 « Les grandes entreprises vont breveter à tout-va le moindre gène modifié, sans que cela ne leur coûte beaucoup d’argent »[8]. Mais les controverses peuvent rester longtemps cloisonnées dans une communauté d’experts et leur entrée sur la scène publique peut parfois connaitre un temps de latence très long, à l’image des nanoparticules qui ont été introduites pendant de nombreuses années dans les cosmétiques et l’alimentation avant que les risques ne soient exposés au grand public.

C’est cependant en s’engouffrant dans les brèches du consensus scientifique et les controverses que les associations, les activistes et les médias s’emparent du sujet pour le rendre publique. Ici, la question communicationnelle se pose de façon cruciale et avec elle celle de la légitimité et des arguments de cadrage.

A partir du moment où l’opinion s’empare du sujet, l’argument d’autorité semble la seule issue pour les tenants d’une nouvelle technologie, avec la volonté d’ériger les experts[9] en maîtres du débat et de disqualifier l’opinion publique. Yves Citton, professeur de littérature et media à l’Université Paris 8, nous interpelle et nous met en garde à ce sujet : « Les préjugés dominants nous font croire qu’il faut commencer par informer le public (supposé ignorant) en faisant intervenir les experts pour cadrer le débat. On voit que cela contribue au contraire à fermer le débat : avec leurs faits, les experts imposent (tacitement) certaines pertinences, certaines finalités et certains cadrages interprétatifs – qui correspondent généralement à ceux que les gouvernants ou les intérêts financiers cherchent à promouvoir. »[10] Dans cette sentence se trouvent les germes de la polémique fondamentale sur le progrès scientifique, entre sachants et citoyens.

  1. Polémiques. Le stade des polémiques correspond à l’entrée en jeu des passions et des affrontements alors que se multiplient les débats, interpellations, pétitions, les manifestations, coups d’éclats souvent accompagnés d’une misologie plus ou moins affirmée. Les associations, les militants et le grand public s’en emparent pour en faire un sujet de société et le débat est souvent remplacé par l’invective. Une des crispations du débat sur CRISPR concerne le génome humain, avec « d’un côté, pour une majorité, le génome doit être considéré comme le fruit d’un héritage commun à préserver. Ce patrimoine, résultat d’années d’évolution humaine, ne doit donc en aucun cas être corrompu par l’intervention d’outils biotechnologiques dont nous contrôlons encore mal la portée. D’un autre côté, les partisans de l’homme augmenté considèrent que la nature a parfois besoin d’un coup de pouce pour supprimer ou corriger ses imperfections. » (Patrick Gaudray).
  2. Politique. Le personnel politique est interpellé et il lui est demandé de prendre position sur le sujet, de le porter, de participer au débat et en final de convoquer le législateur. L’argumentation scientifique se voit opposer les controverses et polémiques, la surinterprétation des divergences et les égarements de la science (même sans lien avec le sujet). On observe une surévaluation des risques pour les opposants et la surreprésentation des bénéfices pour les tenants. De plus en plus régulièrement, nous assistons à des attaques ad hominem des chercheurs. On fouille leur passé pour rechercher une erreur, un échec, une déclaration ou une prise de position destinés à les convoquer au tribunal de l’opinion. La position neutre qui consiste à évaluer les bénéfices et les risques dans le même temps que se développe une biotechnologie est disqualifiée au profit de prises de position qui sont autant de clivages. La communication qui s’exerce à ce stade devient politique et les lobbies, que ce soit ceux de la recherche, de l’industrie ou des associations s’activent. Parallèlement, les débats s’enflamment, même si dans le cas du CRISPR ce n’est pas encore le cas[11]: nous ne pouvons augurer d’aucune automaticité en ce domaine.
  3. Normalisation. Le législateur légifère sur le sujet, souvent orienté par la mémoire de sujets similaires, par l’opinion publique et les échéances électorales sur fond de polémiques. Concernant CRISPR/Cas9, en juillet 2018, ce ne fut pas le législateur, mais la Cour de justice de l’Union européenne qui a rendu son verdict : les organismes modifiés par mutagénèse doivent obéir à la même règlementation en Europe que celle sur les OGM. Mais ce jugement fait également l’objet de controverses car il « risque de créer encore plus de confusion, autant pour les scientifiques que pour les futurs juristes qui tenteront de définir ce qu’est un OGM et ce que ce n’est pas.»[12]
  1. Nouvelles polémiques et redémarrage. Le problème de la législation est qu’elle est toujours en retard sur le développement des biotechnologies et ceci n’est pas sans conséquence. Par exemple, la question des aliments modifiés par mutagenèse venus de pays comme la Chine se posera tôt ou tard, car les modifications génétiques opérées par CRISPR/Cas9 sont, à cette heure, indétectables et nous pouvons craindre une concurrence déloyale pour l’agriculture européenne. Concurrence d’autant plus déloyale que la question de la sécurité alimentaire[13] se pose alors que le stress hydrique et la montée moyenne des températures exigent des réponses à court terme pour l’agriculture, et CRISPR est l’une de ces réponses.

 

Communication sensible et argumentation des oppositions

L’acceptabilité en débat

L’acceptabilité d’une nouvelle technologie, particulièrement lorsqu’elle touche au vivant, dépend d’un processus social qui conduit à l’évaluation du bénéfice-risque et pose la question de la finalité. La réponse devrait être issue de l’exposé argumentaire des uns et des autres dans une approche rationnelle. Mais lors de controverses, l’opinion se forge dans les débats télévisés, sur internet et au café du commerce dans une construction fugace et circonstancielle. L’argumentation scientifique est le plus souvent substituée par des figures de proue chargées d’incarner une position dans un débat polarisé à l’excès. Les partis font appel à des personnalités publiques, parfois des scientifiques et parfois des personnalités sans compétence particulière autre qu’oratoire (un acteur, un auteur, un philosophe, un communicant) qui expriment leur position sur le sujet, entre espoirs et peurs. Dans cette guerre de l’information, certains protagonistes profitent de notre obsession de l’instant qui module nos enchaînements de pensées et fragilisent notre discernement, avec un seul objectif : entrainer les publics sur un terrain purement émotionnel. Par exemple, dans le cas du débat sur les vaccins, les « antivac » utilisent régulièrement pour symbole des infirmières qui exposent leur propre expérience devenue argument d’autorité. Le débat se forme ainsi d’un bric-à-brac argumentaire et de passions qui érodent progressivement le raisonnement scientifique, parfois jusqu’à le discréditer dans une impossible réconciliation.

L’argument de cadrage dans les controverses scientifiques

L’argument de cadrage se destine à positionner le débat. Dans le cas du CRISPR l’argument de cadrage qui domine est celui des promesses de la technique pour guérir des maladies ou encore pour éradiquer des fléaux comme le paludisme (« supprimer un seul gène des moustiques Anopheles gambiae peut les rendre résistants à Plasmodium, le parasite du paludisme, et donc limiter leur capacité de le transmettre aux humains, selon une étude parue dans « PLoS Pathogens », et à laquelle a participé l’INSERM »[14]).

En face les opposants ont pour bannière les dérives de la manipulation génétique, le rejet des OGM et pour argument choc l’exemple de la folie du « Frankenstein » chinois, à savoir He Jiankui[15] et de « ses » premiers bébés OGM.

Dans les controverses scientifiques, l’argument de cadrage revêt une importance particulière car l’argument qui domine positionne durablement le débat : charge à la partie adverse d’apporter la preuve du contraire.

La bataille du crédit et du discrédit

Une des méthodes, régulièrement utilisée par les uns et les autres, consiste à décrédibiliser la partie adverse avec pour arguments les intentions supposées de l’adversaire, son absence d’impartialité et les erreurs commises dans le passé (même minimes). Les divergences scientifiques, les résultats contradictoires, le doute scientifique, les incertitudes, les failles dans le consensus et les soupçons sur l’orientation des recherches sont exposées comme autant d’incohérences chargées de démontrer l’orientation, l’imprécision ou encore les manquements des études sur le sujet.

Chacun met en avant régulièrement un chercheur, présenté comme « indépendant » et dévoilant des résultats « incontestables » qui viendront crédibiliser leurs discours. Car l’argumentation scientifique n’est pas l’apanage des uns ou des autres, et les arguments, courbes, schémas, chiffres font l’objet de rapports aussi bien ficelés par les différents camps avec pour volonté de promouvoir une position et de semer le doute sur la position adverse. Contrairement à la thèse soutenue par Conway E. et Oreskes M., dans « Les marchands de doute » (Le Pommier, 2012), les multinationales ne sont pas les uniques semeurs de doutes et les ONGs jouent parfaitement cette partition. En final, le doute ne profite à personne et l’opinion publique se scinde en deux camps opposés en plus d’une frange d’indécis ou totalement neutre sur le sujet. Si nous revenons au CRISPR/Cas9, la technique est suffisamment complexe pour être difficile à appréhender par le grand public à l’exception de la métaphore « ciseaux génétiques » ou de la simplification « OGM » pour que cette technologie soit sujette à toutes les interprétations, surinterprétations, sophismes et manipulations imaginables.

La science : une opinion comme une autre ?

Dans un monde où chacun « construit sa propre réalité, en amalgamant les informations qu’il rencontre sur son chemin, en sélectionnant celles qui sont en harmonie avec ses croyances et convictions[16] », nous voyons lentement l’argument scientifique perdre du terrain au profit de croyances ou d’opinions composites, souvent renforcés par l’effet Dunning-Kruger[17], ce biais cognitif qui veut que les moins qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence. Nous voyons apparaitre de nouvelles rationalités dans lesquelles la science ou encore la médecine devient progressivement une opinion comme une autre avec une montée en puissance de la misologie en même temps que le rejet des institutions. Il est à ce propos surprenant de voir à quel point certains politiques français peuvent être contradictoires en s’en remettant aux travaux des scientifiques sur le climat tout en les rejetant lorsqu’il s’agit d’homéopathie, sophismes à l’appui.[18]

Plus qu’une l’argumentation scientifique sincère, la communication sensible sur les nouvelles technologies risque de se destiner exclusivement à gagner cette bataille face à l’inversion de la charge de la preuve et à l’invective. Dans ce même temps la science, et en particulier les biotechnologies, progressent à grands pas et le citoyen n’est plus associé au débat sur le plan rationnel, mais convoqué par l’émotion qu’il suscite lorsqu’elle surgit au le devant de la scène.

Nous devons nous interroger sur un nouveau contrat communicationnel qui permettrait au grand public d’être alerté suffisamment tôt d’une avancée majeure qui pose des questions éthiques, de laisser le temps à la pédagogie d’accompagner le sujet, d’éviter que se construisent des murs de silence lorsque les industriels s’emparent d’une technologie de peur d’éveiller les oppositions et de ne pas abandonner le débat à une guerre de position stérile, aux croyances et aux idéologues.

DH

 

Magazine de la communication de crise et sensible

ISSN 2266-6575

« Biotechnologies et communication sensible. Le cas de l’édition génomique CRISPR/Cas9 » © octobre 2019 tous droits réservés

[1] Le lecteur attentif se posera la question « et Cas9 ? » Cas9 désigne tout simplement l’enzyme Cas9. Avec un certain goût de l’aventure, nous dirons que Cas9 est le ciseau et CRISPR la main qui le guide. (Ici nous présentons nos excuses à la communauté scientifique)

[2] Cf. encart page 7 « Les sujets controversés concernant CRISPR/Cas9 »

[3] Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail

[4] « Le concept [de turning point ] est narratif, puisqu’un tournant ne peut être conçu sans que l’on puisse établir une nouvelle réalité ou direction, ce qui implique au moins deux observations séparées dans le temps » – Andrew Abbott, 1997

[5] Une pragmatique des alertes et des controverses en appui à l’évaluation publique des risques, Francis Chateauraynaud, Josquin Debaz, Jean-Pierre Charriau, Aymeric Luneau, Christopher Marlowe, Observatoire socio-informatique en santé environnementale, Rapport final, Décembre 2014

[6] Process sociologique dérivé du « Schéma général de la balistique sociologique », présenté lors d’un séminaire de l’AFSSET fin 2008. Réalisation : HEIDERICH Research www.research.heiderich.fr © 2019

[7] « Le concept [de turning point ] est narratif, puisqu’un tournant ne peut être conçu sans que l’on puisse établir une nouvelle réalité ou direction, ce qui implique au moins deux observations séparées dans le temps » – Andrew Abbott, 1997

[8] Quelle éthique pour les ciseaux génétiques ? par Léa Galanopoulo, CNRS Le Journal, 20.06.2016

[9] La terminologie « experts » est large, entre scientifiques reconnus et experts en déshérence qui hantent les plateaux télévisés

[10] « Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques », Yves Citton, 2013 Essai (broché)

[11] En août 2019

[12] Le jugement européen sur les OGM ajoute à la confusion sur les OGM, Agence Science Presse, 3/08/2018

[13] Lire à ce propos « Résilience alimentaire et sécurité nationale : quand la prévention des risques se fait au Sénat », Par Irene Proto, Magazine de la Communication de Crise et Sensible, juillet 2019

[14] Moustiques modifiés : CRISPR/Cas9 au secours de la lutte contre le palu, Par Fabienne Rigal, Le Quotidien du médecin, le 09/03/2018

[15] Condamné sans réserve par la communauté scientifique dans son ensemble.

[16]Natalie Maroun, 2019, étude HEIDERICH / VISIBRAIN sur les fake news

[17] Lire à ce propos « Knowing less but presuming more: Dunning-Kruger effects and the endorsement of anti-vaccine policy attitudes », Matthew Motta, Timothy Callaghan, Steven Sylvester in Social Science & Medicine

Volume 211, August 2018, Pages 274-281

[18] « Le risque : la [l’homéopathie] sortir du contrôle sanitaire et la réserver à des « guérisseurs » non formés, ou à l’automédication incontrôlée. Cela augmentera inévitablement le nombre de faits divers de personnes décédées après avoir cherché à soigner leur cancer ou de complications graves chez des enfants dont les parents auront traité l’otite avec l’homéopathie » Olivia Hicks et Victor Fornito, Co-responsables de la commission santé, EELV, 20 juillet 2019