Nous sommes devenus intolérants au risque

Interview de Didier Heiderich, président de l’Observatoire International des Crises

 Hors série – novembre 2021-abécédaire des institutions – Risques majeurs : les prévenir, les gérer

Que dit la notion de risque de l’évolution de nos sociétés ?

Les avancées sociales scientifiques et technologiques du XXème siècle ont conforté la croyance dans une modernité qui serait nécessairement synonyme de progrès. Mais les grandes atten­tes nées de cette lecture idéale de l’Histoire ont commencé à s’effriter avec la chute du mur de Berlin. Mondialisation et réchauffement climatique ont accéléré le pro­cessus de désenchantement collectif. Aujourd’hui, la foi dans le progrès a cédé la place à l’expression de nouveaux doutes, de nouvelles peurs, de nouvelles suspicions et aussi de nouveaux risques. 

Le risque a-t-il pour autant augmenté ?

La question des risques est indissociable de leur perception. Il ne fait aucun doute que le niveau de confort et de sécurité des citoyens a considérablement augmenté en l’espace d’un siècle.

«  Les entreprises sont loin d’avoir une approche globale du risque. »

Seulement, en nous libérant des grandes contraintes jadis imposées par la nature, nous sommes devenus intolérants au risque. Ce, alors que nous devons composer avec un futur incertain, imprévisible, que nous voyons comme porteur de risques de plus en plus menaçants. Au point de créer une confusion entre risques réels, risques “prétextes” et risques “chimères”. Le risque semble plus présent que jamais. Il est plus mondialisé, plus complexe et plus insaisissable, donc plus difficilement contrôlable. D’une certaine manière, on peut dire que notre société est devenue malade du risque. 

Une société malade du risque, est-ce aussi une société qui développe la culture du risque ?

Je pense au contraire que la culture du risque s’est affaiblie. Aujourd’hui, si une sirène publique sonne, qui saurait comment réagir ? La réglementation est certes de plus en plus stricte, les mesures préventives de plus en plus nombreuses, mais il demeure d’importantes carences en matière de sensibilisation de la population. Les élus également peinent à se mobiliser. Et certains industriels rechignent à agir pour éliminer des risques qu’ils connaissent pourtant parfaitement. De manière générale, si les entreprises sont de plus en plus demandeuses de conseil et d’accompagnement en prévention et gestion de crise, elles sont encore loin d’avoir une approche globale du risque.

Comment expliquez-vous ces freins ?

Certains risques bien réels demeurent abstraits. Même si les effets du réchauffement se font ces derniers temps brutalement ressentir, le risque climatique reste assez spéculatif dans les consciences. Les projections des climatologues, souvent étalonnées sur des temporalités assez lointaines (2030, 2050) n’ai­dent sans doute pas à donner au phénomène sa dimension concrète. La perception du risque se nourrit en outre d’un certain nombre de biais cognitifs. Par exemple, les risques qui semblent les plus “visibles” effacent les autres, même si ceux-ci sont au moins aussi présents. Enfin, Il y a une perte de confiance dans la modernité et ses institutions. Dans l’État, l’école, la science, les experts. Dès lors qu’on est concerné par un risque, on en devient d’une certaine manière un expert légitime. On l’a vu avec la crise de la Covid, chacun a eu son mot à dire, l’épidémiologie est devenue une opinion. C’est la porte ouverte à toutes les confusions et à une forme de déresponsabilisation.