Comment la diplomatie du blé russe menace la sécurité alimentaire mondiale

de Didier Heiderich

Cet article vise ainsi à identifier l’enjeu stratégique de la diplomatie du blé exercé par la Russie et quelles en sont ses conséquences dans un contexte de guerre avec l’Ukraine alimentée par des sanctions européennes. 

L’histoire le démontre, l’approvisionnement alimentaire, notamment des denrées de première nécessité, est un point sensible pouvant être utilisé comme instrument politique ou pire, comme « arme » de guerre. 

C’est notamment le cas pour la Russie qui a fortement développé son secteur agricole depuis les années 2000 et qui est depuis 2016, est la première nation exportatrice de blé. En deux décennies, la Russie de Vladimir Poutine a su faire de son blé, un levier diplomatique puissant et dont les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont grandement dépendants. 

Aujourd’hui, le conflit russo-ukrainien constitue une réelle menace pour la sécurité alimentaire mondiale les deux pays pèsent environ 30% des exportations mondiales de blé. 

Avec le pétrole, les denrées alimentaires instrument de domination des états

La mondialisation a eu pour conséquence une forte interdépendance entre les États. Ainsi, toute crise diplomatique peut avoir un impact direct ou indirect sur le commerce international. C’est très souvent le pétrole qui est mis en lumière. Mais outre l’or noir, il est important de se remémorer que les denrées alimentaires sont depuis longtemps tout aussi stratégiques et s’avèrent désormais être un levier diplomatique majeur. 

La communauté internationale suit de très près le conflit russo-ukrainien et s’attend, comme le soulignait Emmanuel Macron dès le 24 février, à des conséquences durables et profondes tant d’un point de vue économique et particulièrement énergétique. On oublie pourtant que la sécurité alimentaire tient également une place primordiale dans ce conflit et pourrait en être grandement affectée. 

Tensions alimentaires sur fond de guerre 


La Russie et l’Ukraine sont des exportateurs majeurs de grains et d’oléagineux. À elle seule, l’Ukraine représente 16% des exportations mondiales de blé, occupe la 5e place des plus grands exportateurs mondiaux et même la première place dans l’exportation d’huiles alimentaires. Si la Russie demeure la première puissance exportatrice de blé, l’Ukraine, baptisé « grenier à blé de l’Europe » trouve ses zones de production à l’Est notamment dans la région du Donbass qui produit à elle seule 40% du blé ukrainien. 

Les ambitions russes tendent donc le marché agricole et produisent une forte volatilité des prix. Les craintes que les cargaisons soient retardées ou même stoppées ont déjà provoqué une hausse record du cours du blé, suivi de près par le maïs. Mais ce ne sont pas les seuls secteurs puisque le colza, le soja, le tournesol voient également leur cours bondir au fur et à mesure que la guerre s’intensifie. 

La France, qui est également un pays exportateur, ne devrait pas être la plus affectée par cette crise, contrairement à l’Égypte qui importe 90% de son blé de l’Ukraine et de la Russie. 

Les pays travaillent activement pour diversifier les sources et de nouveaux appels d’offres viennent d’être lancés par l’Égypte, la Jordanie, mais également la Corée du Sud et le Japon. 

Se tourner vers l’Union européenne et les États-Unis serait une option envisageable, mais pose sur le long terme la question des limites des stocks alimentaires. La question se pose déjà  pour le maïs importé en Europe dont la moitié provient d’Ukraine. Si cette dernière ne parvient plus à sortir sa production annuelle de 23,5 millions de tonnes de maïs – il ne lui reste actuellement que 9 millions de tonnes en stock (25/02/22) – peu de pays pourraient prendre le relai. 

L’autre secteur clé de ce conflit est celui des potasses. En effet, la Russie ainsi que son voisin et allié le Belarus représentent chacun 20% des exportations mondiales de potasse. Ce fertilisant. À titre d’exemple, l’agriculture brésilienne en importe jusqu’à 95%. Selon les décisions politiques et sanctions infligées à ces pays, la solution de se tourner vers des pays exportateurs secondaires serait plus difficile. En effet, le secteur de la potasse est bien plus fermé que celui du blé et son scénario d’avenir pourrait être aussi aléatoire que celui du maïs. 

Les « routes du blé » également affectées

Outre le secteur agricole, c’est celui du transport qui peut être sérieusement affecté par ce conflit. En effet, si Moscou envahit l’Ukraine, sous couvert d’ambitions politiques et idéologiques, elle sait également pertinemment les conséquences qu’auraient les prises de contrôles des infrastructures logistiques sur le contrôle du transport des marchandises. 

La prise de l’Est de l’Ukraine où se situe la majorité des zones de production de blé ukrainien par la Russie permettrait à Moscou de contrôler un tiers du marché́ international du blé. Cette région est également importante pour sa géographie ainsi que pour les ports de Berdiansk et Marioupol sur la mer d’Azov. Représentant à eux deux 20% des exportations ukrainiennes, les navigations dans ces ports étaient déjà̀ rendues difficiles avec, outre des exercices militaires, des contrôles de plus en plus fréquents par les autorités russes. Ces contrôles s’effectuent au niveau du détroit de Kertch séparant la péninsule de Kertch en Crimée, aujourd’hui contrôlée par les Russes, et celle de la péninsule de Taman en Russie. Reliant la mer d’Azov à la mer Noire, ce détroit est un point important dans les exportations ukrainiennes. 

Le 2 mars 2022, les troupes russes ont conquis les côtes ukrainiennes de la mer d’Azov faisant de celle-ci une mer intérieure russe. La stratégie tend désormais vers le port stratégique  d’Odessa. Suite à la prise de contrôle de la ville de Kherson le 3 mars, ce port, plaque tournante du transport de marchandises, se trouve sérieusement menacé. En s’emparant du premier port d’Ukraine, Moscou contrôlerait la majorité des flux maritimes ukrainiens et étendrait sa domination sur la mer Noire. Cette dernière a toujours été source de rivalité entre les nations, et à une importance cruciale tant sur le plan économique que militaire. Il est donc possible de distinguer un double enjeu dans le conflit russo-ukrainien. 

Les moyens de porter atteinte à l’Ukraine et à ses défenseurs sont multiples. La Russie le sait et, quelle que soit l’issue du conflit, elle ne se retiendra pas d’utiliser, en plus de ses munitions et de ses hydrocarbures, son blé comme arme géopolitique pour assouvir sa domination. Mettre en péril la résilience alimentaire serait toucher à l’ordre public et pourrait facilement mettre un État à genoux, une leçon que l’Histoire nous a si souvent rappelé. 

Quel avenir pour le marché du blé ? 

Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie chamboule les marchés tels que celui du blé, les États réfléchissent activement à des solutions. En effet, des réserves de blé ainsi que des relais sont présents – pour l’instant- et le premier problème concerne la logistique. Du fait de la prise en cours des ports ukrainiens par la Russie, les céréales ne peuvent plus sortir de l’Ukraine par voie maritime. La mer Noire, autrefois indispensable aux flux commerciaux, est aujourd’hui paralysée.

La question qui se pose actuellement pour les pays dépendants du blé ukrainien et russe porte sur les nouvelles alternatives capables de répondre à la demande. 

Tous les pays ne sont pas affectés de la même manière par la hausse-record du cours du blé et sa disponibilité à court terme. Certains pays qui produisent peu de blé tel que la Hongrie, craignent une pénurie, ont annoncé l’arrêt de leur exportation de blé. 

D’autres limitent les exportations tel que l’Ukraine qui, par le biais d’un décret communiqué le 6 mars 2022, a annoncé qu’une licence décernée par les autorités serait nécessaire pour exporter plusieurs denrées alimentaires dont le blé. Des quotas sont également instaurés sur l’exportation de bétail, de sucre, d’avoine, de sarrasin, de millet et de seigle. 

La menace est plus forte pour les pays dépendant grandement des exportations de la mer Noire. L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient en sont les premières victimes. Certains États tels que la Maroc possèdent des stocks alimentaires de plusieurs mois mais qu’adviendra-t-il après ? L’Algérie se tournera probablement vers la France, son ancien fournisseur de blé qui par sa proximité géographique peut se pérenniser sur le long terme comme fournisseur majeur de blé en Algérie. 

Ce qui est certain, c’est que nous pouvons nous attendre à un déséquilibre mondial, un prix du blé qui va monter de façon erratique, et une géopolitique du blé, particulièrement  menée par la Russie qui utilisera cette arme dans sa stratégie d’influence. 

Mais face à l’incertitude, le risque d’un « chacun pour soi » est bien réel et nous pouvons craindre des émeutes de la faim dans le mois à venir.