Peurs et colères dans l’assiette : l’agroalimentaire, un sujet sensible

Par Didier Heiderich, président de l’Observatoire International des Crises, directeur général de HEIDERICH Consultants *

Probablement née au néolithique, avec la sédentarisation, l’élevage, l’agriculture et l’industrie alimentaire ont été conçu comme un progrès permanent au fil des siècles. Leur essor a cependant connu un bon en XIXe siècle avec la mécanisation de l’agriculture, l’hybridation et des inventions majeures comme la stérilisation thermique en conserverie . A partir des années 1940, l’agriculture progresse à grand pas notamment avec les engrais et les pesticides industriels.

« Mais alors qu’au XXIe siècle le consommateur est assuré comme jamais dans l’histoire d’une sécurité et d’une sûreté alimentaire, alors que l’élevage, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ne cherchent qu’à se moderniser, cette même modernisation conduit à une défiance de plus en plus grande des publics »

Des crises qui ont jeté l’opprobre sur l’industrie alimentaire

C’est au début des années 1960, dans un occident où la surproduction et l’industrialisation ont mis fin aux grandes peurs alimentaires, assuré le consommateur de la qualité des aliments, que les opinions sont convoquées par les méthodes et excès de l’industrie alimentaire. Ainsi, la journaliste et biologiste Rachel Carson dénonçait en 1962 les méfaits du DDT son livre explosif « Le printemps silencieux » qui a conduit à son interdiction 10 ans plus tard a changé la perception de l’opinion sur une agriculture et jeté l’opprobre sur l’industrie phytosanitaire.

« L’industrie de transformation a également connu des crises majeures. On peut se souvenir en 1981 du scandale de l’huile de colza frelatée qui causera la mort de plus de 1 200 personnes »

C’est septembre 1985, qu’un rapport émanant du laboratoire vétérinaire du secrétariat d’Etat britannique de l’Agriculture signale l’apparition d’une maladie chez quelques bovins au Royaume-Uni, diagnostiquée formellement comme des cas d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB)[1] qui a conduit en 1989 à la crise dite de « la vache folle ». Cette crise, hors norme, ne se limitait pas au risque sanitaire qui était contenu, mais interrogeait également éthique pour des consommateurs qui découvraient ahuris l’introduction de farines animales dans l’alimentation des bovins.

L’écart croissant entre la perception du consommateur et la réalité du monde agricole

Si la méfiance des consommateurs envers l’industrie agroalimentaire n’est pas nouvelle, aujourd’hui elle s’accompagne d’une méconnaissance du monde agricole avec lequel un fossé se creuse. Notamment s’est développée une vision nostalgique de l’agriculture qui voudrait que des savoirs ancestraux seraient à redécouvrir alors que le monde agricole souffre d’un manque de reconnaissance et de difficultés économiques. Plus l’opinion est distante du monde agricole, plus elle l’accuse et dénonce des agriculteurs qui s’éloigneraient des valeurs ancestrales. Plus l’opinion est éloignée du monde agricole, plus elle lui explique qu’il devrait travailler autrement.
Ce nouveau romantisme ignore les grandes peurs, les croyances et l’insécurité alimentaire qui faisait le quotidien des consommateurs jusqu’au XXe siècle : dévastation des récoltes par les maladies et les parasites, aléas alimentaires, consommation d’aliments contaminés – nous pouvons nous souvenir de la sentence de Parmentier « la mauvaise salaison a fait périr plus d’hommes que les naufrages et la guerre » -, ravages de l’ergot du seigle, mort du bétail par épuisement due aux longues marches des animaux vendus sur pied pour être abattue dans les pôles urbains (une des inquiétudes qui a conduit Louis XVI à une ordonnance), épizooties liées au commerce dans toute l’Europe des bœufs avec la peste hongroise qui a tué 30 000 bêtes entre 1713 et 1714, les rumeurs comme celle dite « du pain à la reine » à l’origine des assises du pain en 1669, les craintes autour de transformations frelatées avec des soupçons, justifiés, concernant les pâtés en croute – fast food du Paris du XVIe siècle – qui a conduit à un encadrement sévère des pratiques, sans compter la méfiance concernant tout aliment nouveau .

« Ce nouveau romantisme, qui voudrait que des savoirs ancestraux seraient à redécouvrir, ignore les grandes peurs, les croyances et l’insécurité alimentaire qui faisait le quotidien des consommateurs jusqu’au XXe siècle : dévastation des récoltes par les maladies et les parasites, aléas alimentaires, consommation d’aliments contaminés et nous pouvons nous souvenir de la sentence de Parmentier « la mauvaise salaison a fait périr plus d’hommes que les naufrages et la guerre »

Des attentes de plus en plus fortes des consommateurs

Dans ce contexte ancestral de défiance, les consommateurs ont des exigences croissantes et l’industrie alimentaire s’est adaptée pour les prendre en considération : exigences religieuses (produits halals ou cachère), culturelles (véganisme), de santé (les alicaments), d’accès au produits « bio » et équitables, aux produits authentiques sans pesticides ou dépourvus d’additifs alimentaires, à l’exemple du très controversé oxyde de titane. Le consommateur exige également une agriculture sans OGM avec un impact limité sur l’environnement, tout en se souciant du bien-être animal, notamment concernant les conditions d’élevage et d’abatage des animaux. Nous pouvons ajouter l’origine des produits avec un militantisme politique qui vient bouleverser la donne et une intrusion politique de plus en plus fréquente dans le quotidien (Maroun, Proto) parfois sans prévenir, au nom des valeurs et us et coutumes sous fond nationaliste. Sans compter que ces exigences s’accompagnent d’une volonté d’accéder à des prix bas.

« Il y a un ensemble d’exigences qui s’accompagne d’un radicalisme croissant et il est de plus en plus fréquent de voir des actions coups de poing parfois violentes »

Cet ensemble d’exigences s’accompagne d’un radicalisme croissant et il est de plus en plus fréquent de voir des actions coups de poing : faucheurs d’OGM, actions dans les supermarchés, menaces de la part de la franche extrémiste des végans qui de plus en plus se livrent à des saccages de boucheries ou encore à la projection de faux sang sur les clients de restaurants.
En conclusion : une cartographie des risques à modifier
La cartographie des risques alimentaires s’enrichie chaque jour de nouvelles menaces. Si les risques pour la santé sont ancestraux, se nourrir est devenu un acte militant et souvent politique qui pèse de plus en plus dans la balance des choix de consommation, voire dans la volonté que peuvent avoir les uns de soumettre les autres à leur propre choix. L’agriculture et l’industrie agroalimentaire n’ont plus d’autres choix que de connaitre leurs vulnérabilités face à ces risques sociaux, militants et politiques qui pèsent sur eux dans leurs évolutions et stratégies plutôt que de tenter de défendre des positions qui sont déjà intenables.

DH
* HEIDERICH Consultants est une société de conseil en gestion de crise spécialiste de l’agroalimentaire